De Satna à Khajuraho, Inde : en moto, en pleine nuit avec un chauffeur saoul

Aller de Satna à Khajuraho en moto avec un indien stupide et complètement saoul : mais quelle idée, mais quelle idée !

Mais quelle idée mais quelle idée mais quelle idée ? dirait ma mère.
Et elle rajouterait après un très court silence, mais quelle idée tu as eue ?
Après avoir vécu de drôles aventures dans la très étonnante ville de Vârânasî, je me dirige, en train vers la ville de Khajuraho. Le train s’arrête à Satna, à cent vingt kilomètres de ma destination finale.

A la gare ferroviaire, je prends un taxi qui me rapproche de la gare routière pour trouver un hôtel dans le coin et sauter dans le premier bus du matin le lendemain.
A ce stade de l’histoire, pour bien suivre et comprendre que j’ai quelques circonstances atténuantes, il me faut revenir rapidement en arrière.
A Vârânasî, je rencontre un père et sa fille, charmants sous tous rapports. Ils reçoivent la visite d’un ami indien répondant au doux nom de Hashish (ça ne s’invente pas). Un jeune garçon, gentil, le regard un peu effarouché mais franc. Tous les trois vont à Khajuraho, comme moi.
Hashish me donne son numéro de téléphone et m’enjoint de l’appeler dès que j’arrive à la gare de Satna pour qu’il vienne m’y chercher.
Je ne suis pas du tout décidée à recourir à ces services, mais il insiste, attend mon appel demain sans faute, sinon il se fera du souci.
Mon train arrive tard. C’est la saison des mariages, les hôtels autour de la gare de bus sont complets. Pas plus désespérée que ça, je m’arrête dans un magasin de téléphonie pour acheter une nouvelle carte sim.

Trois gentils petits indiens, super sympas

 

Je tombe sur trois indiens adorables, drôles, sympathiques qui m’offrent thé, gâteaux et bonne conversation. Je teste ma nouvelle carte sim en appelant Hashishqui, je ne l’oublie pas, attend mon coup de fil.
« Hello Hashish, c’est Christine … »
« Hello my friend, where are you ?
I’m in Satna and will stay… » (je suis à Satna et je vais rester…)
Je n’ai pas le temps de finir ma phrase, il vient me chercher tout de suite, il est là dans une heure, « ne bouge pas j’arrive« .
Je fais un bref calcul : une heure venir, une heure partir,  j’arrive à destination vers onze heures. Bof, bof…
Car en Inde, comme un peu partout en Asie, il vaut mieux ne pas rouler la nuit. Je tente de rappeler Hashish, je tombe sur le répondeur à chaque fois. 
Il est parti, je ne peux rien faire d’autre que l’attendre. Je patiente avec ces gentils messieurs du magasin jusqu’à la fermeture. Comme ce sont de vrais gentlemans, ils refusent de me laisser toute seule devant l’enseigne, en plein au milieu de ce quartier « mal famé » et me conduisent dans « leur » café indien. Ils connaissent le patron, ici je suis en sécurité. 

Ils vont revenir me voir pour s’assurer que tout va bien. Vu l’heure tardive, ils vont même me proposer l’hospitalité

 

Mais je suis coincée maintenant. Je ne peux pas, décemment pas, laisser Hashish en plan. 
Et le temps passe. Il est presque onze heures. Les propriétaires du café rechignent à me mettre dehors mais l’établissement ferme ses portes.
Sérieusement inquiète pour Hashish, je me dirige vers le prochain hôtel au milieu des camions hurlants. Au moment même où je demande une chambre, le téléphone sonne. 
Hashish vient d’arriver.

Mon cavalier motorisé arrive, je vais de surprises en surprises

 

Hashish est en moto. No problem, no problem ! Oui, il peut conduire toute la nuit, le foulard en casque intégral. Non ce n’est pas dangereux, à minuit on sera arrivé à destination. Je trouve son haleine un peu étrange mais les indiens ont la fâcheuse habitude de mâcher du bétel et c’est sans doute ça qui me trouble. Je trouve aussi sa façon de conduire la moto très spéciale mais bon, c’est le style indien : pas de règles, c’est le plus gros qui passe en premier et pour les petits, ils slaloment.
Après avoir pris de l’essence et fait une vingtaine de kilomètres nous nous arrêtons pour manger un bout sur le bord de la route.
A ce moment là, je comprends le problème. Hashish est complètement saoul ! Il est vraiment crevé et en plus… il est shooté au bétel. Soul, fatigué et shooté, ça fait vraiment beaucoup pour un voyage de nuit. Je me rassure bien en me disant que de manger un peu ça va le requinquer mais il achète une bouteille de whisky et en vide au moins la moitié avant même que je m’en aperçoive. 

Je lui fais jeter le reste et constate avec effarement qu’il ne peut même pas manger correctement sans en mettre partout, qu’il ne marche pas droit et qu’il est incohérent

 

Tout le monde nous regarde, amusés et dépités à la fois de le voir pitoyablement manœuvrer la moto, la démarche chaloupante. Je ne peux pas rester ici, c’est plus un camp qu’une station service.
Il est presque minuit, la route est toute droite et toute déserte jusqu’à la fin, une ou deux villes sur le chemin tout au plus.
Il fait bien frais maintenant, j’ai froid. Je tire de mon sac mon pantalon en toile épaisse et heureusement bien large que j’enfile sur mon bermuda long. J’attrape au passage une veste et un long foulard pour me protéger la tête.
Je sens que l’aventure ne va pas manquer de rebondissements et qu’elle est bien sellée.

No problem, no problem, no problem

 

C’est vrai, c’est vrai, jamais je n’aurai dû remonter sur la moto. Mais nous sommes repartis.
Je lui parle car j’ai peur qu’il ne s’endorme et je lui tape sur les épaules quand il oublie de se rabattre et qu’un camion arrive en face. Il accélère, fait monter les tours, slalome, ralenti, roule au pas en luttant pour ne pas tomber de la moto, le moteur en sous-régime, il roule au milieu, à droite, à gauche, dans le fossé… 
A chaque fois j’attrape son bras pour diriger la moto vers le bord de la route.
Une fois deux fois, trois fois…
Attention, attention, attention…

No problem, no problem, no problem, bis repetita

 

Il s’arrête sur le bas côté sans explication.
« Aïe, aïe niiiiid tou pi » (traduction : moi faire pipi).
Il se casse la margoulette dans les fourrés, se redresse, retombe et ça dure dix minutes, un quart d’heure. 
Puis il repart, l’oeil torve mais toujours souriant et sûr de lui et il a l’air maintenant plus en forme. 
Mais non. Sur la route, les camions passent et repassent… je commence à monter en pression.
Ce petit jeu dure une bonne heure et après trois camions évités de justesse, j’en viens au plus intéressant, Hashish me déclare sa flamme, est fou amoureux de moi.
« scusé mi, aïe aïe… aïe love youu »
Entre les camions, les mains baladeuses, le froid qui me glace et l’incroyable stupidité de la situation, Hashish est fermement décidé à conclure.

Il est convaincu que je suis perdue sans lui, qu’il est là pour me sauver. Qu’il doit tenir sa promesse ( ?) avant tout, en plus d’un inconscient, je suis face à un abruti vraiment gratiné, autant parler à une meule de foin.
Ma reconnaissance va être renversante.
Je me fâche « NON NON NON ET SUPER NON (connard !) »

Il est temps de passer à l’action et de revenir à la raison

 

Son regard vire mauvais. J’ai froid, j’ai passé huit heures dans le train, la journée à été bien longue, c’est sûr mais à ce stade de la situation, je suis prête à le casser en deux s’il tente de parvenir à ses fins. Je n’ai pas peur, il est tellement minable que je suis sûre d’avoir le dessus.
Je détourne son attention et il se calme un peu.
Je pourrai descendre de la bécane, le laisser planté là, marcher le plus loin possible, arrêter un camion…

Aucune solution raisonnable ne s’offre à moi. Marcher seule de nuit sur une route pareille, voilà de quoi me retrouver à l’état de steak haché incrusté dans le goudron, quant aux camionneurs si l’un d’eux s’arrête…

 

Je me sens coupable à plus d’un titre : j’ai passé un coup de fil, je suis montée sur la moto. Et puis je me sens responsable : si je laisse Haschich dans cet état, tout seul, il ne verra pas le jour se lever.

Trop, c’est trop, je prends le guidon

 

Troisième pause pipi, toujours aussi hagard, Hashish titube jusqu’au bas côté.
Ni une ni deux, j’en profite pour prendre le pouvoir et je m’empare du guidon.
J’ai du mal à démarrer l’engin, à faire connaissance avec le moteur, mais j’ai le temps car à quelques mètres de là mon chauffeur se débat dans les ronces encore une fois. 
Le réservoir super large m’empêche de voir où poser mes pieds, le frein arrière ne marche pas, je cale plusieurs fois… et fini par faire ronfler le moteur.

Hashish revient. Je ne plaisante pas du tout, maintenant c’est moi qui conduit !

 

Ô miracle, il obtempère. Mon petit sac à dos posé sur le réservoir me gène énormément pour conduire mais je ne veux pas le lui confier. Dedans il y a l’ordinateur, l’appareil photo, mes papiers, tout ce qui est important. Il serait capable de le laisser tomber sur la route et de ne s’en apercevoir que vingt kilomètres trop tard.

Une fille en moto, transportant un indien, ça ne se voit pas tous les jours, encore moins toutes les nuits

 
Il se tient collé à moi les dix premières minutes… mais après, heureusement, il ronfle. 
Je lui donne des coups de coudes pour qu’il ne tombe pas en chemin. Je suis penchée sur le réservoir car il pèse de tout son poids plus celui du sac ce qui rend ma position un peu douloureuse. Il faut gérer petit à petit.
Il fait un froid de canard. Nous traversons des zones boisées humides, le vent glacé traverse ma veste polaire. Pas de gants, pas de casque, mes mains sont transies.
Heureusement, la route est plutôt bonne ce qui est assez exceptionnel en Inde, j’ai de la chance.
 

Il est presque deux heures du matin, je ne sais pas combien de kilomètres il nous reste à faire mais je suis sûre que nous ne sommes pas rendus

 
Dans les brumes de son cerveau débilisé par l’alcool, Hashish me dit qu’il nous reste soixante dix kilomètres… en indien ça peut vouloir dire cent, ou plus.
Je décide de m’arrêter à la prochaine bourgade, mais là, pas d’hôtel en vue.
La route s’étire encore et encore. Je fatigue, j’ai froid.
Hashish se balance à l’arrière, j’ai peur qu’il ne tombe et la moto avec. Il faut s’arrêter et trouver un endroit où dormir.  

Les hôtels se succèdent sans succès. Le premier n’a plus de chambres, le deuxième idem, un troisième, un quatrième…  
Rien d’étonnant, c’est Hashish, titubant qui va se renseigner : personne ne veut lui louer quoi que ce soit. Nous revenons vers le troisième qui nous donne une chambre tellement pourrie que c’est risible. Pas de draps ni couvertures, pas d’électricité, il fait froid, c’est plein de moustiques et c’est sale.
Heureusement, j’ai mon sac à viande, ma bombe insecticide, mes petites affaires et après dure négociation j’obtiens une couverture, sans draps.
Je sépare les deux lits collés l’un à l’autre au cas ou cette proximité lui redonnerai des idées.

Il est presque trois heures du matin. Je sombre dans un sommeil d’au moins trente huit tonnes

Mais pas longtemps.

De violents coups à la porte m’arrachent à mes rêves dès six heures. Complètement sonnée, je cours ouvrir, c’est le veilleur de nuit qui nous demande de libérer la chambre. Je referme la porte, je retourne me coucher. Cet homme est fou.
Rebelote, boum boum boum, dix minutes plus tard. Je secoue Hashish qui dort à poings fermés. Il finit par se lever, va discuter avec le cerbère… et me dit, même pas penaud qu’il nous faut partir. Quelle efficacité ! Formidable.

3 heures de sommeil dans un bouge immonde au prix d’un palace

 

Je me rhabille, nous sortons. Mais maintenant il faut payer. Le veilleur à tête de chacal et au regard chafouin demande six cent roupies. Trois fois le prix d’une bonne chambre pour toute une nuit.
Hashish est tout à fait inutile. Je leur tourne le dos car je me sens un désir fou d’un prendre un pour taper l’autre.
Hashish vient me mendier la monnaie. Je lâche cent roupies en le traitant de volatile dans la langue de Molière et me dirige vers la route, bien décidée à prendre le bus.
Mais dans ce pays il n’y a pas d’arrêt de bus. Alors je me retrouve à nouveau sur la moto, en passager cette fois. Hashish a eu un peu de temps pour dessoûler et conduit mieux. Mais surtout il ne veut pour rien au monde arriver dans sa ville en passager sur sa propre moto, qui plus serait conduite par une sous-espèce : une femme.
Il s’excuse pour ce qu’il m’a dit hier soir, s’enlise dans un discours stupide mais je sens bien qu’il ne saisit pas du tout dans quelle situation il m’a mise, que ça ne rentrera pas dans sa tête.
En fait nous ne sommes qu’à trente kilomètres de Khajurâho.
J’aurai pu conduire jusqu’ici, c’est sûr.
Je me résigne, je lâche l’affaire. Je laisse défiler le paysage.

Un petit thé sur la route, soleil levant sur un lac, ça repose un peu les émotions

 

Nous nous arrêtons pour boire un thé. Les indiens sont curieux, gentils, attroupés autour de notre étrange équipée.
Le jour se lève, les femmes portent le bois, les indiens conduisent les bœufs sagement attelés à leur charrette. Le décor du petit déjeuner est grandiose : le chemin magnifique, la lumière à travers la forêt, les singes sur la route, les reflets d’or fondu sur l’eau des lacs.  
Je me sens étonnement calme, le danger est passé, j’ai traversé la nuit sans dommages. Je vais reprendre mon sac, trouver un hôtel, me doucher, changer de vêtements, petit-déjeuner et dormir. 
Je vais soigner mon ego blessé de m’être mise dans une situation pareille et rire de cette aventure si la honte me lâche un peu.

Une drôle d’idée fixe ne m’a pas lâchée de la nuit : je ne veux pas mourir aussi bêtement

 

Je ne veux pas que mes enfants inscrivent en épitaphe « elle fut trop stupide pour s’être laissée conduire par un indien saoul en pleine nuit sur les routes les plus dangereuses du monde« . Pas question.
Je suis toujours en vie, je n’ai rien perdu en route. Tout va bien. Je me demande seulement comment je vais raconter ça à ma mère sans qu’elle ne se mette à pleurer, mais peut-être qu’il vaut mieux ne rien dire.

La morale de cette histoire : il est des décisions que l’on regrette même quand on s’en sort indemne et il n’est pas seulement question d’égo. 
Avec le recul, je pense que la confiance en ma capacité à gérer les situations difficiles m’a vraiment empêchée de correctement estimer la situation. Donc avoir confiance en soi, c’est bien, savoir dire non à des situations glauques sans laisser la culpabilité prendre le dessus c’est beaucoup mieux. 

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