A ta place, à ma place

Iles Perenthian, Malaisie
Il arrive parfois que l’on ne se sente pas vraiment à sa place dans ce monde.
Je me souviens avoir été à un concert de violon dans le magnifique opéra de Budapest en jean, basket et sweat-shirt blanc griffé Adidas.
Je me suis retrouvée en boîte de nuit en longue jupe noire et chemisier blanc à smocks.
J’ai été conviée à un apéritif très distingué, dans un beau jardin au milieu des toilettes élégantes de ces dames, en blanc de travail avec mon bandana sur la tête.
Pas de quoi rougir, j’ai survécu.
Et d’ailleurs je me console un peu du ridicule de ma situation en me disant qu’au moins, on se souviendra de moi.
Bon, je reprends le fil.
Iles Perenthian, Malaisie
Je dois quitter l’île de bonne heure. Je prends le bus de nuit pour retourner à Kuala Lumpur à neuf heures du soir. Si je dois quitter l’île de bonne heure justement c’est que le dernier bateau à nous ramener sur le continent part à quatorze heures.
Il règne une chaleur écrasante.
J’ai dans ma valise de cabine de quoi me changer dans le bus. Un pantalon confortable, un tee-shirt et une polaire à cause de la clim qui, au Cambodge comme ailleurs ne connait que deux positions : glaciale ou tiède.
Mais à l’instant, il fait quarante deux degrés à l’ombre.
Je porte une petite robe grise à bretelles, des jolis nu-pieds rouge brodés à talon.
C’est un détail important car faire les îles avec une valise, c’est déjà courageux, avec deux c’est héroïque.
Je me retrouve donc vers trois heures de l’après-midi à kotha Baru, ville essentiellement connue pour son port. Il n’y a rien à voir autour.
La gare routière n’a de gare que le nom.
Une place, quelques restaurants, une cahute protégée de grilles en fer où une vendeuse revêche me vend mon billet. Revêche certes, mais elle me garde mes deux valises dans le fourgon blindé qui lui sert de bureau.
Sous un préau, trois rangées de bancs en béton me tendent les bras.
Ils ont une particularité intéressante : à certains endroits, les chauffeurs ont peint un damier sur les sièges.
C’est là qu’ils jouent aux dames en attendant de prendre leur service avec des capsules de bouteille de couleur différente.
Il y a toute une ribambelle de jeunes français qui attendent le même bus que moi.
Ils ont un accent de banlieue parisienne.
Ils s’occupent en jouant au foot, aux dames avec les chauffeurs, se promènent un peu.
Je m’ennuie ferme.
Je dégouline de sueur.
J’ai plongé ce matin.
Je suis complètement schlass.
Je m’allonge sur un banc, mon petit sac à dos me sert d’oreiller.
Je ne dors pas vraiment, je ferme juste les yeux. Je plonge quelques minutes dans un sommeil mou, remonte à la surface, replonge à nouveau…
Le temps s’égraine doucement.
Je rêve que je suis dans un vrai lit, au frais, au silence…
Mes hanches, mes épaules, mon dos finissent par me convaincre de bouger un peu, dormir à cru sur du béton demande un peu d’entraînement.
D’ailleurs, les chauffeurs discutent fort à côté de moi. Je me rends compte qu’ils le font exprès. Depuis une demi-heure, ils attendent que je me réveille toute seule (ils n’oseraient jamais me toucher) car je suis allongée sur le dernier damier de libre. Mon petit somme a complètement désorganisé le championnat de dame local.
Autant dire qu’ils sont extrêmement soulagés que j’aille me dégourdir les jambes.
Je fais plusieurs fois le tour de la place, un peu dans les vaps.
Le temps s’étire, élastique. Le soleil descend doucement et le soir finit par arriver.
Les jeunes se regroupent, ça papote à tout va.
Nous finissons par discuter un peu.
Deux d’entre eux, s’avance timidement vers moi. Ils sont d’origine algérienne. Le plus jeune, me demande très poliment avec un grand sourire ce que je fais ici.
Dans sa demande, de l’empathie et du respect.
Je leur explique mon projet de grand voyage. Les voilà plus que surpris par ma réponse.
Ah bon ? Vraiment ?
« Vous êtes sûre MADAME que tout va bien ? »
Depuis le début de l’après-midi, ils se demandent tous ce qu’il m’arrive.
Que fait cette femme qui pourrait être leur mère, bien habillée, apparemment en bonne santé, allongée sur un banc dans cet endroit ? Au fin fond de la Malaisie.
Ils étaient prêts à m’offrir leur aide, à se cotiser si jamais…
Ah bon ? Vraiment ?
C’est à mon tour d’être surprise. Et j’avoue que ça me secoue un peu. J’ai donc l’air si perdue…
Non, s’empressent de me rassurer mes jeunes interlocuteurs, je ne suis juste pas là où l’on s’attendrait à me trouver.
Ah bon ? Vraiment ?
Ou devrais-je donc être alors ? Au supermarché en train de pousser mon chariot, au bureau, derrière mes fourneaux ?
Je leur retourne la question.
Ils sont tous en stage à Kuala Lumpur. Etudiants en informatique dans une grande école parisienne.
Ces jeunes d’origines diverses, suivent de brillantes études au bout du monde…
Eux aussi ils ne sont pas là où on s’attendrait à les trouver, dans une cité triste d’une quelconque banlieue française. Ils sont polis, attentifs, intéressés et intéressants, bien dans leur baskets, intelligents…souriants !
« Mais MADAME, vous faisiez quoi avant ? »
« Peintre en bâtiment ! »
Ah bon ? Vraiment ?
« Et toi, que veux-tu faire après ? »
Amir veut être poète…
Ah bon, vraiment ?
Alors nous parlons poésie et littérature.
J’aimerai leur dire à quel point je suis heureuse de les entendre parler ainsi.
Que j’espère que comme moi, ils seront toujours là où on ne les attend pas.

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